Vincent Martin : « il est crucial que les décisions politiques soient prises sur le long terme. »

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Acquisitions du groupe, impact des restrictions budgétaires sur l’investissement public, enjeux liés à la transition écologique et dynamiques territoriales, à la tête du groupe de Travaux publics Roger Martin (550M€ CA) et président de la Fédération régionale des travaux Publics (FRTP) Bourgogne-Franche-Comté, Vincent Martin appelle à un sursaut politique pour plus de stabilité et d’ambition dans l’aménagement du territoire.

– par Antoine Gavory –

Note de la rédaction : cette interviewe a été réalisée avant la chute du gouvernement de François Bayrou et la nomination de Sébastien Lecornu au poste de Premier ministre.

Vincent Martin, PDG du groupe de Travaux publics Roger Martin et président de la Fédération régionale des travaux Publics (FRTP) Bourgogne-Franche-Comté (Photo EDLY)

Entreprendre dans l’Yonne : Votre activité repose essentiellement sur les investissements publics. Dans le contexte actuel des restrictions budgétaires, quelles sont les perspectives du secteur des TP ?

Vincent Martin : La commande publique représente environ 70 % de l’activité des Travaux Publics en général. Pour Roger Martin, c’est environ 60 %. Sur ces 60 %, une part très importante, soit 80 %, provient du bloc communal, intercommunal et départemental. L’État, lui, représente une proportion infime de nos clients. Nous misons donc beaucoup sur les communes, les intercommunalités et les départements, qui sont nos principaux clients au quotidien. Mais, honnêtement, nous sommes dans une incertitude totale qui rend la profession des travaux publics inconfortable. Les annonces sont là, mais personne ne sait si le Gouvernement les tiendra. Si l’État réduit ses frais de fonctionnement, c’est une bonne chose, mais s’il décide de réduire les investissements, cela pose un réel problème. Il y a une dynamique d’investissement public local jusqu’à la fin de l’année. Mais nous entrons dans un cycle électoral de trois ans à partir de 2026 – élections communales en 2026, présidentielles en 2027, départementales et régionales en 2028. Les élus ont tendance à se concentrer sur leur réélection, plutôt que sur l’investissement à long terme pour leur territoire. Mais dans le contexte actuel, il est crucial que les décisions politiques soient prises sur le long terme. Nous nous attendons à une baisse des investissements publics locaux, mais il ne faut absolument pas que les investissements dans les inf rastructures deviennent la variable d’ajustement des budgets des collectivités. On a besoin de stabilité avant de pouvoir se projeter sereinement sur les 3 prochaines années, surtout avec le risque de remaniements gouvernementaux ou de dissolutions.

La baisse des dotations observée ces dernières années a-t-elle eu un impact sur les travaux publics ?

Concernant les dotations, il n’y a pas eu de forte baisse générale. Il y avait trois axes principaux : la Dotation de Soutien à l’Investissement Public Local (DSIL) et la Dotation d’Équipement des Territoires Ruraux (DETR) qui sont restées à un niveau globalement constant en France, et les Fonds Verts qui ont été considérablement réduits, passant de 2,5 à 1 milliard d’euros, ce qui a représenté une chute brutale. Là où les diminutions ont eu un impact, c’est sur les Droits de Mutation à Titre Onéreux (DMTO), perçus par les départements. Leur baisse a réduit la marge de manœuvre des départements. Les DMTO commencent à remonter légèrement, mais avec l’inertie que cela prend, il faudra quelques mois pour que l’effet se fasse sentir.

Les collectivités locales ont-elles encore la volonté et les moyens d’investir aujourd’hui ?

Contrairement à l’État, elles sont peu endettées (8.9 % en 2023) et ont donc encore une marge de manœuvre significative et la capacité d’emprunter, notamment via la Caisse des Dépôts, une faculté qui est d’ailleurs sous-exploitée. Donc, la marge de manœuvre financière existe. Après, il faut une volonté politique. Je cite souvent l’exemple des Jeux Olympiques ou de la reconstruction de Notre-Dame de Paris : une réelle volonté politique a permis de trouver des milliards d’euros pour ces projets. Tout est possible lorsqu’il y a une ambition claire et structurée pour l’aménagement du territoire, avec une logique de longévité. Il faudrait un « Plan Marshall » pour définir des stratégies d’infrastructures à long terme pour dynamiser économiquement un territoire.

Photo groupe Roger Martin

Les élus ont tendance à se concentrer sur leur réélection, plutôt que sur l’investissement à long terme pour leur territoire. Il faudrait un « Plan Marshall » pour définir des stratégies d’infrastructures à long terme pour dynamiser économiquement un territoire.

Comment se porte le secteur des travaux publics dans l’Yonne et la région Bourgogne-Franche-Comté ?

La région est principalement co-financeur des infrastructures publiques via le contrat de plan État- Région. Mais on travaille peu avec la région sur les TP ; c’est davantage le secteur du bâtiment qui est concerné. Nos principaux clients restent les départements et les intercommunalités. En ce qui concerne l’Yonne, j’ai pris la décision il y a une quinzaine d’années de quitter l’Yonne, où nous avions une agence à Tonnerre. Aujourd’hui, nous y travaillons ponctuellement depuis Dijon ou notre agence de Nevers, mais cela reste limité. Le gros travail que nous avons réalisé sur la troisième voie de l’A6 au sud ne suffit pas à faire vivre une entreprise. On constate un très gros déficit d’investissement dans le département qui est pris entre la Côte-d’Or et la région parisienne. Beaucoup d’activités se sont déplacées vers le sud de la Seine-et-Marne. Mes conf rères implantés à Sens réalisent 80 % de leur chiffre d’affaires en Seine-et-Marne. Puis, il y a un manque d’ambition politique locale en matière d’investissement et d’aménagement du territoire. La profession est en difficulté là-bas ; la mobilisation des acteurs et des adhérents au niveau fédéral est très difficile, avec peu d’acteurs indépendants. Mais il y a des beaux projets. Celui de la déviation d’Auxerre (LISA) est une très bonne chose et j’espère qu’elle se réalisera très vite, car elle pourrait redynamiser le territoire. Plus vite ce type d’infrastructure est réalisé, plus l’économie pourra se développer autour.

Des lois récentes, comme la loi Zéro Artificialisation Nette (ZAN), ou des projets contestés comme l’autoroute A69, engagent-ils un changement de philosophie dans l’aménagement du territoire ?

Concernant l’A69, le fait que l’État ait pris en main le dossier et l’ait mené à bien est plutôt bon signe pour les travaux publics. Il est inadmissible qu’un projet d’investissement conçu pour désenclaver et dynamiser un territoire puisse être arrêté par une minorité de personnes. Si des associations minoritaires avaient pu bloquer un tel chantier structurant, cela aurait mis à mal l’ensemble des infrastructures en France. Quant à la loi ZAN, je pense qu’on en a fait un peu trop, et les élus sont revenus en arrière. Pour moi, elle ne devrait pas être une règle nationale unique. Elle doit s’adapter en fonction du territoire. Dans les zones très urbanisées comme Lyon, Paris ou les grandes métropoles, la ZAN a tout son sens. En revanche, dans la ruralité, appliquer la ZAN de manière stricte risque de réduire les bassins d’emploi et de provoquer la mort de ces territoires.

J’avais suggéré que la ZAN soit décidée au niveau national, mais régie au niveau départemental. Un comité départemental, incluant les intercommunalités, pourrait décider où la ZAN peut s’exprimer ou non. Cela commence à faire son chemin dans l’appréciation politique. Il faut qu’elle soit appliquée de manière intelligente et adaptée aux réalités de chaque territoire.

Un comité départemental, incluant les intercommunalités, pourrait décider où la ZAN peut s’exprimer ou non.

La décentralisation du pouvoir aux préfets, annoncée par l’ancien Premier Ministre François Bayrou et confirmée par Sébastien Lecornu est-elle une bonne chose pour votre profession ?

Cette décentralisation est déjà en cours depuis un certain temps, et j’estime que c’est une très bonne chose. Les préfets, en tant que représentants de la République reçoivent les retours des présidents de département et de région, ce qui leur permet de faire remonter les bons indicateurs au gouvernement. Pour nous, cela facilite grandement les choses car nous avons un accès facile aux préfets de région et de département. Ils connaissent les entreprises locales, les emplois créés, et la dynamique économique générée. Je pense que les préfets devraient avoir encore plus de pouvoir sur l’économie de leur territoire, par exemple, piloter les contrats de plan État-Région (CPER) en concertation avec toutes les collectivités locales, pour déf inir ce qui est utile pour l’économie du territoire. Cela peut être un processus long, mais nous le voyons d’un très bon œil car c’est très efficace pour nos professions.

La transition écologique est un sujet majeur. Comment se manifeste-t-elle dans les travaux publics ?

Les travaux publics sont engagés de longue date dans la transition écologique. Nous recyclons les matériaux depuis plus de 20 ans, y compris les enrobés jusqu’à 50 %. Au sein du Groupe Roger Martin, nous privilégions les biocarburants, réduisons les émissions via des technologies moteur, et convertissons progressivement notre flotte vers des véhicules plus écologiques. Mais les coûts restent élevés, notamment pour les engins électriques, les constructeurs ne sont pas toujours prêts- et l’investissement est lourd. Par exemple, un tracteur routier électrique coûte 50 % plus cher qu’un thermique, ce qui est un frein pour les entreprises si le marché ne permet pas d’inclure ce coût dans nos tarifs.

En 2025 vous avez acquis Buesa TP et Famy TP spécialisées dans le secteur maritime, fluvial, portuaire, et en haute-montagne. Qu’est-ce que cela représente pour le groupe Roger Martin ?

Ce développement, que je souhaitais depuis longtemps, répond à deux objectifs clés de notre croissance externe : diversification métier et géographique. Avec Buesa TP, nous nous implantons durablement en Nouvelle- Aquitaine, dans le terrassement maritime et le génie écologique. Avec Famy TP, en Savoie, nous renforçons notre présence en montagne, notamment dans les stations de sports d’hiver.