Sante mentale du dirigeant, le dernier tabou ?
Sidérant. Selon les chiffres du ministère du Travail et de la Santé, près de 13 millions de Français souffrent chaque année d’un trouble psychique. Un quart d’entre nous seront touchés dans les années à venir. En 2025, le Gouvernement a fait de la santé mentale une grande cause nationale, accompagnée d’une batterie de dispositifs destinés à améliorer l’accès aux soins, mais aussi à déstigmatiser les personnes en souffrance. Si préoccupants soient-ils ces chiffres ont de quoi susciter la sidération lorsqu’ils se focalisent plus spécifiquement sur la santé mentale des dirigeants et des chefs d’entreprise. Le dernier baromètre de la fondation MMA des Entrepreneurs du futur et Bpifrance révèle que « 82 % des dirigeants de TPE PME déclarent souffrir de troubles physiques ou psychologiques » et que « seuls 78 % des dirigeants se considèrent en bonne santé mentale ». Une autre étude de l’Institut Choiseul, celle-ci, précise même que plus de la moitié des décideurs économiques se disent fréquemment surmenés et subissent des symptômes de stress récurrents. Surcharge de travail, peur de l’échec, pression financière ou encore gestion insolvable des ressources humaines, les raisons de cette souffrance sont multiples. Protéiformes, même. Le pire, est que ce mal demeure fréquemment indicible puisque deux dirigeants sur trois estiment qu’il est encore tabou de pousser la porte d’un psy alors que mettre des mots sur les maux s’apparente bien souvent en une première victoire. C’est en cela que la parole de Camille Lacourt, champion adulé et multirécompensé, a valeur d’exemple.
– par Stéphane Bourdier –

Quintuple champion du Monde et quintuple champion d’Europe. Durant des années, celui qui occupe aujourd’hui un poste de consultant et de conférencier a régné sans partage sur les bassins, devenant par ailleurs l’égérie des grandes marques. Il aura suffi d’un seul échec aux Jeux olympiques de Londres pour ébranler ses certitudes et instiller les prémices d’une dépression qui ne se réveillera qu’au moment de sa retraite sportive en 2017. Parmi les tout premiers athlètes de haut niveau à briser le silence, Camille Lacourt a fait de la libération de la parole un antidote. Dressant au passage des similitudes entre le quotidien des sportifs professionnels et les dirigeants d’entreprise.

C’est une contre-performance qui a généré les premières failles avant que le mal-être devienne plus profond à la fin de votre carrière sportive alors même que vous l’aviez anticipé. Qu’est-ce-qui vous a manqué à ce moment-là ?
Je ne sais pas… La fin de carrière se transforme en complication à partir du moment où vous ne savez plus qui nous êtes et que change totalement votre sens de la vie. Vous êtes un athlète de haut niveau durant 15 ans et, du jour au lendemain, tout s’arrête… C’est un travail difficile qu’il faut faire sur soi-même et qui prend du temps. En fait, il n’y a pas vraiment d’explication… C’est comme une fatalité qu’il faut assumer malgré tout.
Quel parallèle peut-on dresser entre le quotidien d’un sportif de haut niveau et celui d’un chef d’entreprise qui ont un emploi du temps intense ? Des personnes qui dans l’imaginaire collectif sont considérées comme privilégiées…
La quête de la performance. Ils empruntent des chemins identiques, tels que la charge de travail importante et une manière de réfléchir assez égoïste et auto-centrée. Ceux qui pensent que nous sommes des privilégiés n’ont bien souvent jamais travaillé de façon aussi intense. Ce qui est compliqué surtout, c’est qu’il existe une pression supplémentaire lorsque nous sommes chefs d’entreprise, qui peut être difficile à supporter, comme les employés et les clients à gérer. Il y a aussi, pour un athlète, l’attente des sponsors, des entraîneurs, d’énormément de monde qui sont là et qui vivent aussi grâce aux résultats.
Quels conseils pouvez-vous donner à un chef d’entreprise qui connaît une mauvaise passe, une période de stress intense ou vit un surmenage ?
Essayer de se reconnecter au présent. Parce que souvent, quand on est en dépression, on vit soit dans le passé, soit dans le futur, avec de l’anxiété et des choses à ruminer. Puis, il faut essayer d’accepter ce qu’il s’est passé pour avancer. Il y a plusieurs notions là-dessus sur lesquelles il faut travailler : comment le cerveau réagit quand il va bien, comment on arrive à trouver du sens à ce qu’on fait. Si une personne connaît une dépression ou un burn-out, c’est que le cerveau, un peu à l’image d’un disjoncteur, quand on lui en demande trop, il saute. Et il faut comprendre pourquoi il saute et essayer de le recâbler de façon plus intelligente pour que ça puisse tenir la prochaine fois.
Essayer de se reconnecter au présent
Vous avez connu aussi une période de forte addiction à l’alcool. Les dirigeants d’entreprise font partie des catégories les plus propices à cela. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?
Je pense que ces addictions arrivent à un moment où cela ne va déjà plus bien, quand le disjoncteur a sauté, que vous ne savez plus vraiment pourquoi vous vous levez le matin, que vous ne savez vraiment quel est le sens de votre vie. Donc, c’est limite trop tard. Je ne pense pas que ça arrive avant. Ça rajoute à la difficulté, parce qu’à un moment donné, on se sent un peu seul, un peu dans le dur. Et c’est là où ces addictions peuvent arriver, où on a l’impression de se sentir un petit peu mieux et de combler un vide par rapport à ce qu’on utilise. Mais on sait que c’est superficiel et que, évidemment, ça ne soigne rien du tout.
Comment allez-vous aujourd’hui ? Vous avez déclaré vouloir devenir une meilleure personne et un meilleur papa. Qu’en est-il ?
Je vais très bien aujourd’hui. C’est vrai que c’est quelque chose qui me motive plutôt bien… Je sais que la vie, c’est un équilibre et qu’il faut faire attention à tous les signes. Donc, je suis plus à l’écoute de moi, plus à l’écoute de ce que j’ai envie et de ce que je ressens. De mes priorités. Aujourd’hui, j’ai de nombreux projets, qu’ils soient professionnels ou personnels, mais toujours dans le respect de mes émotions. Je travaille énormément, vu que je sais pourquoi je le fais, c’est quelque chose qui, pour l’instant, fonctionne très bien.
Chefs d’entreprise, vous ne serez plus jamais seuls…
Fatigue chronique, irritabilité inhabituelle, perte de motivation, anxiété constante, épuisement émotionnel, burn-out, consommation accrue d’alcool, de médicaments et autres substances,les troubles psychologiques chez un dirigeant ou un chef d’entreprise peuvent se manifester de différentes façons et peuvent être liées à des problèmes issus de la sphère privée ou découler d’une trop grande pression liée à la recherche de performance, à l’isolement décisionnel ou à des problèmes financiers. De nombreux interlocuteurs peuvent être sollicités, par le dirigeant lui-même ou l’un de ses proches, en cas d’un souci relevant de santé mentale. Parmi les organismes institutionnels, citons la Médecine du travail (même si le dirigeant ne relève pas du régime salarié), la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), le Régime social des indépendants (RSI), l’Agence régionale de santé (ARS) ou encore les chambres consulaires. Les ordres professionnels et les organisations représentatives tendent bien souvent une oreille bienveillante et peuvent aiguiller leurs ressortissants au mieux, vers l’Apesa (Aide psychologique pour les entrepreneurs en souffrance aiguë) par exemple, cellule d’écoute adossée au tribunal de commerce. Les médecins généralistes, les psychiatres et les psychologues constituent, néanmoins, le parcours privilégié vers lequel peut s’orienter le dirigeant en souffrance.
Casques bleus Yonne, des sentinelles à la rescousse

L’association vient tout juste de voir le jour dans le département et s’appuie sur Casques bleus Bourgogne Franche-Comté labellisée Groupement de prévention agréée (GPA) qui garantit notamment la collecte de données anonymisée. Soutenu par la CCI, la FFB, la CPME et l’Apesa de l’Yonne, le dispositif vise à accompagner les dirigeants touchés par des difficultés psychologiques et économiques. Objectifs : prévenir de l’épuisement entrepreneurial, briser l’isolement des dirigeants et les orienter rapidement vers une solution. « Il s’agit d’offrir une écoute et un accompagnement gratuit et confidentiel par des chefs d’entreprise spécifiquement formés à la prévention », souligne la présidente Peggy Prince. «C’estunevoiesupplémentaire offerte pour lutter contre la solitude de l’entrepreneur. » Organisées en binôme, les « sentinelles » évaluent alors « avec bienveillance, empathie et expertise » la situation du dirigeant en souffrance. « La première visite permet de parler d’abord de la situation économique, puis d’aborder la santé personnelle du dirigeant. Si une vulnérabilité est détectée, un rendez-vous avec un psychologue est organisé en priorité, garantissant une prise en charge rapide », précise l’association. « La présence de pairs facilite la libération de la parole grâce à un langage et des codes partagés » L’an dernier, Casques bleus BFC a traité une soixantaine de dossiers.

« Il n’y a pas de véritable santé sans santé mentale »
Psychologue installée à Auxerre, Aurélie Potel compte parmi ses patients quelques chefs d’entreprise qui poussent la porte de son cabinet. Une démarche, malgré tout, encore rare.
La grande majorité des dirigeants qui souffrent d’un désordre psychologique hésite à s’adresser à un professionnel. Quels conseils leur donnez-vous ?
Il est important d’imaginer tout d’abord, que c’est tout une philosophie de vie et d’éducation à la santé qui va être à moduler. C’est-à-dire qu’il a toujours été logique, évident et essentiel de se rendre chez son médecin pour toutes douleurs ou dérèglements physiologiques, même parfois encouragé et valorisé, alors qu’il est encore très secondaire, voire dévalorisé ou même parfois risqué de se rendre chez un psychologue. Que peuvent penser les autres ? Pourtant on sait très bien qu’il n’y a pas de véritable santé sans santé mentale. Les dirigeants n’y échappent pas, bien au contraire, ils rassemblent à eux seuls la plupart des critères de vulnérabilité et des facteurs de risques du désordre psychologique. Sans oublier, leur propension à cumuler la majorité des freins à cette démarche, tel que le manque de temps, la charge mentale excessive, la priorité faite à leur sphère pro au détriment parfois de leur sphère perso. Il est important de comprendre que plus on est mal psychiquement, plus on est en difficulté pour prendre les bonnes décisions pour soi. Mon conseil serait alors de penser cette démarche comme une stratégie, pour soi mais surtout pour son entreprise comme s’entourer d’assistants, de conseillers ou d’avocats. Personne ne devrait gérer sa santé mentale seul.
Les chefs d’entreprise font partie des populations à risque au niveau des addictions. Comment pouvez- vous les aider ?
On oublie trop souvent que les addictions sont au départ des stratégies pour gérer le débordement émotionnel et la souffrance psychique. Il est impératif de rester concentré sur cette notion, et de prendre conscience de la présence d’une difficulté psychique sous-jacente et donc d’agir sur la cause et non uniquement sur les conséquences. Il y a une nécessité à faire de la psychoéducation, afin que chacun comprenne comment l’humain fonctionne. Beaucoup peuvent vous citer le nom des os du corps ou le nom des organes internes mais peu de gens pourront vous donner le nom des différentes zones du cerveau et encore moins leur fonction. Pourtant notre cerveau reste notre système nerveux central, aussi important que le corps. Avec la complexité de leur fonction, encore une fois, les chefs d’entreprise devraient bénéficier d’une plus grande prévention afin de leur permettre d’anticiper les risques psychiques auxquels ils sont exposés et être accompagnés très tôt.
Avec les dispositifs mis en place dans le cadre de la Grande Cause Nationale, quels sont les motifs d’espérer une meilleure prise en compte de la santé mentale ?
Bien entendu, le fait d’en parler, comme nous sommes en train de le faire, de mettre des mots dessus, de ne plus en faire un sujet tabou, larvé ou secret, le fait de s’y intéresser, de s’y arrêter, de la considérer, permet alors tous les espoirs mais ça n’est que la première étape. Il va être important que tout le monde puisse approfondir le sujet et même ou surtout le monde de l’entreprise. Les dirigeants vont également avoir leur rôle à jouer dans ce dispositif et si au départ, ils semblent en difficulté pour s’en saisir pour eux, ils seront peut-être plus sensibles à le mettre en place pour leurs équipes et collègues et peut-être en bénéficier de façon indirecte dans un premier temps, pour ensuite explorer le sujet plus personnellement.
David Chomat, ce qui ne vous tue pas…

Alors que quelques mois auparavant, il célébrait son cinquantième anniversaire et les 10 ans de son groupe, l’entrepreneur auxerrois apprenait qu’il était atteint d’une maladie « potentiellement mortelle car hyperagressive ». Malgré la perte de son entreprise et une réorganisation complète de son quotidien, ce sportif aguerri s’est appuyé sur un « mental d’acier » pour ne pas sombrer et nourrir de nouveaux projets professionnels.
Touché, mais pas coulé ! Cet ancien pratiquant des arts martiaux ne s’est, en effet, jamais départi de son âme de combattant. Le chef d’entreprise à qui tout réussissait ou presque a vu le monde s’effondrer le 22 janvier 2024 lorsque les médecins lui diagnostiquent, à la suite d’une période d’épuisement, une leucémie myeloblastique aiguë. « Ce jour est précisément mon point de bascule dans une nouvelle vie. »
S’ensuivent alors des jours où il croit vivre en Enfer. « Je me retrouve dans une chambre stérile dans le service hématologie en soins intensifs. » Le protocole est lourd. David Chomat cumule les infections, fait plusieurs malaises et perd 22 kilos en quelques jours. En parallèle, ce papa solo doit s’occuper de son fils et gérer dans l’urgence les affaires courantes ; son entreprise, le groupe Davem compte alors une vingtaine de collaborateurs et affiche un chiffre d’affaires de l’ordre de 3,5 M€. « Mes salariés étaient inquiets. C’est à ce moment que vous savez sur qui vous pouvez compter. » Et ils ne sont pas nombreux.
Du jour au lendemain, le téléphone ne sonne plus. Mon passé de sportif m’a alors beaucoup aidé.
Sans associé et assurant alors toutes les fonctions stratégiques, cet « homme clé » – une personne dont les compétences, responsabilités et expertise sont indispensables au fonctionnement et à la pérennité de l’entreprise – n’a que pour seule solution de contacter son avocat. Ce dernier l’oriente vers un mandataire judiciaire. « C’était une période extrêmement difficile où vous êtes déresponsabilisés de votre propre entreprise. Il m’a fallu un déclic pour affronter tout ça. Un jour, le 5 février, je reçois une vidéo de soutien de Teddy Riner grâce à Nassar El Assri, le président d’AuxR Judo… » Le combat pouvait commencer.
Le jour d’après
En mai, l’hôpital lui trouve une donneuse nord-américaine compatible. « J’avais une chance sur un million… » La greffe est prévue pour le mois de septembre mais,auparavant, il s’apprête à vivre une tout autre épreuve : la cession de son entreprise. « Quand vous êtes dans la lumière, tout le monde pense à vous mais la maladie – le mot cancer – fait peur et les gens vous oublient rapidement. Du jour au lendemain, le téléphone ne sonne plus. Mon passé de sportif m’a alors beaucoup aidé. Il faut s’imposer des rituels et adopter la politique des petits pas. La maladie m’a permis de reprendre mes études et de m’inscrire à HEC pour un cursus d’un an sur la stratégie d’entreprise. Cela occupe l’esprit. »
Néanmoins, la lutte n’est pas terminée pour David Chomat puisqu’il s’apprête à repartir dans quelques jours pour une deuxième greffe de moelle osseuse après l’échec de la première. « J’avais une chance sur 15 millions de trouver un deuxième donneur compatible. Je mesure la chance que j’ai… » Cette fois-ci, le quinquagénaire se sait mieux armé pour affronter l’adversité et notamment les 100 jours d’isolement. « Dans ma tête, je suis prêt à repartir et je sais que je vais revenir plus fort pour recréer une entreprise. » Il jette d’ailleurs un regard lucide sur son ancienne vie de dirigeant. « J’ai bossé comme un fou furieux pour bâtir ce groupe avec une charge mentale importante et de nombreux sacrifices. Il faut se garder du temps pour soi, pour faire du sport, pour ses amis et sa famille, et savoir écouter son corps. » Une leçon de courage et d’humilité.
À retrouver dans le magazine Entreprendre dans l’Yonne #8