Le rêve américain de Marc Senoble
Après des années mouvementées marquées par une récession importante, Marc Senoble continue son bonhomme de chemin sans faire de bruit. Désormais loin du monde du yaourt, son entreprise s’apprête à faire son entrée sur le marché américain.
– par Léo Agopian –

« Monsieur Senoble vous appellera vendredi à 14h30, et faite attention, il n’est jamais en retard ». Le ton est donné. En plein cœur de l’été, Marc Senoble appelle depuis la Belgique pour donner des nouvelles de l’entreprise éponyme. Une marque de yaourt icaunaise disparue il y a bientôt 10 ans, ancien sponsor de l’AJ Auxerre. Depuis ? Silence radio. Et pourtant, derrière ces 10 années de silence survit une histoire vieille de 150 ans. Si l’on en croit la légende familiale, l’épopée Senoble démarre au début du XXe siècle. Sophie, une petite laitière sénonaise vend alors ses fromages à pâtes molles sur les marchés du nord de l’Yonne. L’affaire marche bien mais se développe vraiment quand son fils André reprend l’affaire et ouvre de multiples points de ventes un peu partout en Bourgogne. Suivra Claude, le petit-fils de Sophie, que l’intuition porte à industrialiser la production et s’immiscer dans le secteur de la grande distribution à la fin des années 1970, sous marque distributeur, notamment pour l’enseigne Carrefour. Et puisque produire des camemberts n’est pas assez rentable, il réoriente son affaire vers les produits laitiers f rais comme… Les yaourts. Et c’est le debut de l’aventure Senoble, une success story qui va faire couler beaucoup de lait.



Quand Marc fit de Senoble une marque premium
Dans ce jeu des sept familles, je demande l’arrière petit-fils, Marc. Ingénieur agronome de 26 ans, fraîchement diplômé, il prend la tête en 1986 de l’une des deux usines du groupe à Lorris dans le Loiret. De retour au siège social de Jouy, il apprend les rouages du développement commercial aux côtés de son père, Claude. Suite au décès du patriarche en 1998, le jeune ingénieur agronome se hisse à la tête de l’affaire familiale avec un mot d’ordre : l’international : « c’était crucial, le marché français était saturé, et on restait sur des créneaux marchés distributeurs extrêmement bagarreurs en prix », lâche Marc Senoble. Pour réaliser cette bascule, Senoble fait entrer à son capital, en 2004, un fonds d’investissement dont le rôle sera de financer la croissance externe et interne du groupe pendant 4 ans. « J’ai pu en sortir facilement en 2008 et racheter mes parts car le contrat avait été bien négocié, et on avait de très bons résultats ». Slovaquie, Grande-Bretagne, Espagne, Italie, France ; le groupe Senoble est désormais partout et inonde toutes les étals de la grande distribution. Une marque propre au nom de la société est créée « c’était quelque chose d’important, ça fédérait nos collaborateurs, mais c’était anecdotique, quelques dizaines de millions d’euros sur un milliard de chiffre d’affaires », souligne le chef d’entreprise. Car si Senoble joue des coudes avec le géant Lactalis, c’est grâce à son implantation en tant que marque distributeur, l’essentiel de son chiffre d’affaires. La PME jovicienne (le gentilé de la commune de Jouy) est devenue une multinationale. Présent à cette époque dans le classement des 500 plus grandes fortunes de France, Marc Senoble vit sa meilleure vie, et pourtant. Alors que le lait coule à flot dans les usines, à Jouy, les ennuis frappent à la porte…

Quand le lait tourne au vinaigre
En 2010, face à la concurrence effrénée sur un marché saturé, Marc Senoble lance un long processus… qui amène son groupe à se désengager du marché français en 2013. Cependant, pas de panique, l’international se porte bien. Le groupe est européen à plus de 60 %, ce qui lui permet de transférer son siège social de Jouy à … Bruxelles en 2013 pour que Marc puisse éviter les frais de succession. S’ensuit un feuilleton judiciaire qui va agir comme un long poison sur la multinationale icaunaise : le cartel du yaourt « C’est une affaire très difficile, qui m’a marqué », confie Marc Senoble. Pour faire face à une hausse sans précédent du prix du lait à la fin des années 2000, 11 acteurs de la filière laitière se sont entendus sur différentes hausses tarifaires. Le feuilleton judiciaire dure trois ans. En 2015, Senoble écope d’une amende de 46 millions d’euros, se dit « acculé à la faillite » et s’en tire en appel avec une amende de 10 millions d’euros. Acculé à la faillite, le mot n’est pas trop fort : « les maux que j’avais constaté en France nous ont gagné à l’international, jusqu’à ce qu’en 2015 je me dise c’est plus possible. On arrivait à une concurrence absolument terrible » lance Marc Senoble. La filière laitière européenne finit donc par être vendue. Le chiffre d’affaires fond comme neige au soleil passant d’un milliard d’euros en 2010 à 230 millions d’euros en 2015, une récession importante en à peine 5 ans. L’entrepreneur vit des heures difficiles « Quand j’ai succédé à mon père, j’ai voulu tout de suite m’entourer et j’ai trouvé des collaborateurs. C’est ce qui m’a apporté beaucoup de bonheur dans mon métier. Le plus gratifiant c’était d’avoir un comité de direction compétent, d’être suivi par son personnel. C’est ce qui m’a le plus déchiré quand j’ai vendu la partie laitière ; c’est de me séparer d’eux qui m’a fait le plus mal ». La marque de yaourt finit logiquement par disparaître des grandes surfaces. Pour les consommateurs, Senoble n’est plus.
Une lente renaissance
Après la tempête, l’entreprise entame sa mue et la holding Senoble devient Seninvest en 2017. L’entrepreneur icaunais a pris soin de garder un atout dans sa manche : les desserts haut de gamme. « On fournit quasiment toutes les grandes enseignes, dans les entremets. On a une position de quasi-leader en marque distributeur, toujours en concurrence avec l’énorme Lactalis », souligne Marc Senoble. En 2025, Seninvest possède deux usines en France, compte 400 employés pour un chiffre d’affaires annuel d’environ 90 M€. Et la marque historique ? En 2017, deux salons de thé Senoble ouvrent à Paris « ça commençait à prendre, mais avec la Covid, on a lâché. Le retail c’est du service. On n’avait pas de maîtrise ou de vision de ce métier Je sentais que bien des paramètres m’échappaient ». Aujourd’hui, l’usine Avi-Charente, propriété de Seninvest, fournit des produits estampillés Senoble à la restauration collective. Si Senoble occupe toujours une belle place sur le marché français des desserts industriels haut de gamme, face à un marché des entremets saturé en France, Seninvest se tourne vers l’export : « J’essaye de reproduire ce qui s’est passé à mes débuts, sourit Marc Senoble. L’une des contraintes des produits frais à l’export c’est la conservation. Si on les surgèle, ça règle le problème. Leur qualité n’est pas impactée ».
Et l’export, c’est aussi les USA ; Seninvest vient d’y décrocher un nouveau marché qui devrait largement nourrir le chiffre d’affaires. D’ici peu des produits étiquetés Senoble seront vendus aux États-Unis. « On bénéficie d’un marché sur un très gros distributeur qui nous a référencé en évitant tous les frais marketing en tant que marque française. Là-bas, l’industrie agroalimentaire est spécialisée sur certains gros marchés, mais sur ce qui est des spécialités, on a encore un avantage concurrentiel, malgré les droits de douane » se félicite Marc Senoble. Un dernier gros coup pour le chef d’entreprise qui a tout connu et n’a rien lâché. Dix ans après avoir frôlé la disparition « L’entreprise Senoble continue, peu importe sa taille ».
Saga à retrouver dans le magazine Entreprendre dans l’Yonne #8