Transmission d’entreprise : une affaire de famille…

Il se murmure que tous les ans, 1.500 chefs d’entreprise se cherchent un successeur pour la seule région Bourgogne Franche- Comté. Dans l’Yonne, ce ne sont pas moins de 200 entreprises qui sont concernées chaque année. Un véritable enjeu de société auquel les pouvoirs publics devront faire face lors de la prochaine décennie. Parmi ces reprises, 80 % intéressent des entreprises dites « familiales ». Une succession qui si elle semble naturelle n’est pas sans connaître son lot d’obstacles, tant sur le plan émotionnel que d’un point de vue juridique et fiscal.
Succède-moi si tu veux !
La transmission des entreprises en France reste un sujet préoccupant, notamment pour celles de taille familiale qui représentent une part significative du tissu économique. Alors que la nécessité d’un plan de succession se fait ressentir, de nombreux dirigeants tardent à agir, mettant en péril l’avenir de leurs entreprises. Chaque année, plus de 185.000 entreprises en France sont susceptibles d’être transmises, mais seulement 51.000 changent effectivement de mains, selon BPCE L’Observatoire (2021). Parmi ces entreprises, 80 % sont familiales et fournissent environ 60 % des emplois dans le secteur privé. Toutefois, selon le cabinet PWC France, 49 % d’entre elles n’ont pas de plan de succession formel, mettant ainsi en péril leur avenir. Harvard Business Review indique que seulement 12 % des entreprises familiales parviennent à se transmettre à la troisième génération. Derrière ces chiffres s’inscrit en filigrane l’obligation pour les équipes dirigeantes d’anticiper la suite des opérations, bien en amont, même s’il n’est pas toujours chose aisée d’aborder la pérennité de l’entreprise quand conditions successorales et liens affectifs s’entremêlent.

Fromagerie Lincet : Éloge de la lenteur
À Saligny, la Fromagerie Lincet perpétue la tradition ancestrale depuis six générations pour figurer aujourd’hui parmi la fine fleur de l’industrie agroalimentaire bourguignonne. Didier Lincet sait mieux que quiconque quels sont les enjeux d’une transmission intrafamiliale réussie. À 62 ans, celui qui a multiplié par trois la surface de production en l’espace de 30 ans, travaille depuis de nombreuses années déjà à passer le flambeau dans les meilleures conditions à ses enfants et s’apprête, ainsi que son épouse, à quitter progressivement ses responsabilités opérationnelles. « Transmettre les rênes d’une entreprise, ce n’est pas seulement écrire sur un bout de papier le code de l’alarme. Il s’agit d’un processus complexe », martèle-t-il. Deux des quatre enfants de la famille – le fils Grégoire en 2016, puis la fille aînée Mathilde il y a trois ans – ont exprimé le souhait de rejoindre l’entreprise fondée en 1895, après avoir mené diverses expériences dans le management, la gestion et la communication d’entreprise. « Diriger une fromagerie est un travail de chef d’orchestre qui nécessite, parfois dans la même journée, de dialoguer avec un producteur de lait, de négocier avec un client étranger et d’aller sur le terrain à la rencontre du personnel. Pour cela, il faut qu’ils aient une connaissance parfaite de tous les rouages. » Outre les considérations organisationnelles pour lesquelles la PMI a fait appel à un consultant extérieur afin de fixer une méthodologie et créer les conditions d’une « gouvernance équilibrée », le fromager s’est penché, en amont, sur les conséquences juridiques et fiscales engendrées par de telles opérations. « La transmission d’une entreprise, comme la nôtre, si nous ne la préparons pas à l’avance, dans le temps, si nous ne la faisons pas par étapes, elle est quasiment impossible », témoigne le dirigeant.


Festins : temps de préparation
Un cycle est en passe aussi de se terminer à Chemilly-sur-Yonne où Didier et Évelyne Chapuis ont bâti pendant plus de trente ans, Festins, une autre référence de la gastronomie en Bourgogne. Et c’est leur fils Matthieu qui se prépare, à 36 ans, à leur succéder. Après un apprentissage en cuisine au Georges V et un cursus à l’école hôtelière de Lausanne, le jeune homme est parti durant trois ans en Asie au sein du groupe Accor pour lequel il a occupé les fonctions de directeur adjoint à la restauration à Singapour, puis à Manille. Avant de revenir dans l’entreprise familiale en 2015, là où tout avait commencé pour celui qui a fait ces armes dans les cuisines du traiteur haut de gamme. Successivement responsable puis directeur commercial, directeur grands comptes et enfin directeur d’exploitation des ateliers de Festins à Appoigny, Matthieu Chapuis entame ce qui s’apparente à la dernière phase de la reprise de l’entreprise familiale en occupant le poste de directeur général délégué du groupe. « Reprendre Festins derrière Didier et Évelyne Chapuis, c’est comme reprendre l’AJA derrière Guy Roux… », analyse-t-il avec humilité. « Succéder aux créateurs qui incarnent l’entreprise, ce n’est pas simple. La chance que j’ai, c’est que ça se passe bien avec mes parents et qu’ils sont vraiment dans une transmission douce et lente. » Celui qui incarne la deuxième génération se sait attendu au tournant. Se saisir des rênes d’une entreprise multisites de 300 collaborateurs, sous le regard bienveillant mais forcément exigeant de ses parents, constitue un véritable challenge. « Dans la cellule familiale, il peut y avoir beaucoup d’émotion. Parce que votre père est aussi votre patron. Au début, nous échangions beaucoup le week-end sur l’entreprise. Aujourd’hui, je refuse d’en parler dans les moments familiaux. Parce que ce sont des moments qui sont beaucoup trop précieux pour les polluer avec des réunions de travail. »

Une mesure historique pour sauver les Domaines viticoles
Les exploitations viticoles de Bourgogne illustrent particulièrement la gravité de la problématique de la transmission agricole. En septembre 2024, le groupe de luxe LVMH, déjà propriétaire du domaine des Lambrays à Morey-Saint-Denis (21), a acquis 1,3 hectare du domaine Poisot père & fils pour 15,5 millions d’euros, les héritiers étant incapables d’assumer la fiscalité liée à la succession. Cette situation met en lumière l’urgence du problème et a incité Thiébaut Huber, président de la Confédération des appellations et des vignerons de Bourgogne (CAVB) depuis 1998, à dénoncer une « décorrélation entre les valeurs agricoles et viticoles » et à alerter sur le risque de disparition de plus de 1.500 exploitations de moins de 7 hectares. Mais 3 février dernier, le Parlement a adopté, à travers le Projet de loi de finances (PLF), une mesure attendue et historique réclamée depuis près de 30 ans : l’allègement des droits de succession et de donation pesant sur les domaines viticoles. Cette réforme exonère désormais 75 % de la valeur du foncier jusqu’à 20 M €, contre 500 000€ auparavant, une valeur largement dépassée en raison de la flambée des prix des terres viticoles et d’une fiscalité particulièrement lourde en France. En moyenne, l’hectare en Appellation d’origine protégée (AOP) se négocie autour de 155.000 €, certains pouvant atteindre un million d’euros en Côte-d’Or ou en Champagne (contre 10.000 €/ha pour les terres agricoles, chiffres de 2023). La condition sine qua non pour bénéficier de ce dispositif est une transmission assurée pour 18 ans : « On s’engage effectivement à donner un bail pour 18 ans à celui qui hérite de ces terres; cela permettra de faire entrer 85 à 90 % des exploitations viticoles dans le dispositif »,estime Thiébault Huber, interrogé par nos confrères de France 3, qui ajoute que « tout devrait rouler désormais ».
La ministre des PME annonce un grand plan pour faciliter la transmission familiale
Alors que près de 700 000 entreprises pourraient être mises en vente au cours des dix prochaines années, Véronique Louwagie, ministre déléguée en charge des PME, a exprimé sa volonté de sensibiliser le public, en particulier les jeunes, à la question de la transmission d’entreprises lors d’une intervention devant l’association des journalistes spécialisés dans les PME, le 6 mars dernier.
« 700 000 entreprises qui vont cesser leurs activités dans les dix prochaines années, cela représente un véritable enjeu pour l’emploi et la transmission du savoir-faire ». Véronique Louwagie a donc annoncé une campagne de sensibilisation visant à encourager les jeunes à envisager la reprise d’activités. Parmi les mesures, le maintien du pacte Dutreil, qui permet aux entrepreneurs de transmettre leur entreprise familiale, avec une exonération jusqu’à 75 % des droits de succession ou de donation, à condition de s’engager à conserver les titres pendant une durée minimale de 2 à 4 ans. Une mesure souvent critiquée en raison de potentielles dérives fiscales mais que la ministre estime nécessaire, insistant sur la pérennité des entreprises familiales dans le tissu économique. Interrogée sur les normes, tout en plaidant pour des « évolutions progressives plutôt que par des réformes radicales », Véronique Louwagie a présenté concept du « Test PME », un mécanisme destiné à évaluer de nouvelles normes auprès d’un échantillon restreint de PME avant leur mise en œuvre, appelant les chefs d’entreprise à ne pas s’inquiéter de modifications législatives concernant ce dispositif. Concernant l’Économie sociale et solidaire (ESS), une « conférence des financeurs » qui se tiendra en juin et une « cellule de veille » permettront d’établir une feuille de route pour une stratégie nationale de l’ESS. Enfin, elle a mentionné qu’une réflexion était en cours sur un « mécanisme législatif » visant à adapter les sanctions en cas de délais de paiement excessifs envers les sous-traitants.
